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La mode en images
Aujourd’hui, la vendeuse de ma « boulangerie-du-matin » (à chaque
boulangerie son heure et sa spécialité) portait un pull-over crème
orné de spectaculaires
manches gigot. Du gigot à la boulangerie, voilà
qui n’est pas banal. Si je vous précise que je préfère rouler à vélo avec
une
jupe patineuse plutôt qu’avec une
jupe crayon, ou encore qu’un
pull chaussette et un
pantalon cigarette donnent une ligne
impeccable, vous aurez déjà une petite idée de la richesse des images
du vocabulaire de la mode, bien loin des tombereaux d’anglicismes
que déversent les magazines féminins ou qui colonisent les vitrines de
certaines boutiques.
Très à la mode dans les années 1830, les
manches gigot bouffent aux
épaules et sont resserrées à l’avant-bras. Elles sont moins connues que
les
manches ballon, des manches courtes auxquelles la base resserrée
donne une jolie forme arrondie, et qui appartiennent plutôt au
vestiaire enfantin. À l’inverse des manches gigot, les
manches pagode
(que j’ai déjà pu admirer aussi sur la vendeuse de ma boulangerie-dumatin)
sont ajustées en haut et s’évasent en entonnoir (ou comme le
toit d’une pagode) plus ou moins bas sur l’avant-bras. Elles sont très
esthétiques, mais impossibles à faire rentrer sans les abîmer sous les
manches normalement coupées d’un gilet ou d’une veste.
Au lieu d’un pull à manches gigot, la vendeuse aurait pu revêtir un
pull chauve-souris, ou à manches chauve-souris, lesquelles se
caractérisent par une emmanchure très large allant de l’épaule aux
côtes flottantes et qui ressemblent donc à des ailes si l’on écarte les
bras (plus que des ailes de chauve-souris, elles me font penser à la
poche membraneuse du pélican, mais personne ne parle de
« manches pélican »). Quant au
pull chaussette évoqué plus haut, sa
maille souvent
côtelée épouse étroitement le buste et les bras, et il peut éventuellement être agrémenté d’un
col roulé ou
cheminée
(deux cols montants, l’un retourné ou plié, l’autre non). À noter que
la
robe pull ne désigne rien d’autre qu’un pull chaussette
suffisamment long pour couvrir une partie des jambes.
En parlant de jambes, justement, celles-ci ne seront pas habillées de la
même manière avec un
pantalon cigarette, fin et droit, qu’avec un
pantalon carotte, ample aux hanches et resserré au mollet, qui vise
plutôt à camoufler qu’à mettre en valeur.
Si l’on préfère les jupes, la
patineuse du début de cet article, courte et
dansante grâce à sa coupe en rond (c’est une « jupe qui tourne »,
comme disent les petites filles), n’a rien de commun avec la
jupe crayon, inspirée des années cinquante, qui enserre les jambes et
descend assez bas, généralement jusqu’au genou. Un bon compromis
entre les deux sera la
jupe portefeuille, composée d’un rectangle de
tissu fermé au moyen d’un rabat (comme un portefeuille) et
maintenu par des boutons ou par une agrafe : droite quand celle qui
la porte est immobile, elle devient dansante avec le mouvement.
Enfin, pour ne pas oublier les souliers, distinguons le hautain
talon aiguille (porté avec la jupe crayon ou avec le pantalon cigarette) du
facétieux
talon bobine, resserré au milieu et s’évasant vers le bas,
indéniablement plus adapté à la jupe patineuse ou portefeuille.
Précisons que, tous les noms de pièces de vêtement présentés ici étant
construits selon le modèle de l’apposition (un nom plus un autre
nom), seul le premier substantif (jupe, pantalon, manche…) prendra
la forme du pluriel, le second (cigarette, carotte, chaussette) restant
invariable
*.
Anne Rosnoblet
* Article publié par notre administratrice sur son site « francaissansfautes » le
31 mars 2022.
Les gâte-langue
« Larvatus prodeo »
Pour bien comprendre ce qui va suivre, reportons-nous quelques
années en arrière, au moment où le ministère de la Laïcité et de
l’Éclairage urbain confia à M. Soupe la mission d’accompagner – et si
possible d’anticiper – l’évolution de la langue française. C’est alors
qu’il commença de réfléchir aux moyens d’introduire dans
l’expression de notre pensée des éléments – si possible, maquillés –
de nature à la subvertir. Un après-midi où il baignait
voluptueusement ses orteils dans la cuvette d’eau tiède que
dissimulait sa table, disons de travail, ses yeux soudain s’agrandirent ;
il s’avala les lèvres dans un sourire contenu qui semblait près
d’exploser. Puis il hocha la tête et, entraîné par son idée, s’extirpa de
la bassine en éclaboussant le parquet.
Il ne manquait pas d’astuce, aimait
les comparaisons significatives et
n’avait jamais péché par excès de
modestie. Allant aux lavabos vider
son récipient, il se regarda dans la
glace et vit... Descartes en personne,
portraituré par Frans Hals, Descartes
avec son air rogue et sa tignasse sur le
front ! Poussé par son génie à
bouleverser les vieilles doctrines, il
s’imaginait déjà la cible d’une
persécution organisée par les dévots,
qui n’accepteraient jamais de jeter
leur idiome aux orties au profit d’un
instrument plus moderne. Frappé de la similitude, il se rappela une
lettre où le philosophe confiait en latin son intention de s’avancer masqué sur le théâtre du monde : «
Larvatus prodeo. » « Voilà, jubilait
notre fonctionnaire, un excellent programme, au moins pour
entamer mon action. Et je sais comment l’appliquer. »
À force de tourner et retourner le problème, son esprit rusé lui avait
donc trouvé une solution. Mais, de peur qu’elle se répandît, ce qui
eût frappé d’inanité ses efforts, il se jura de n’en parler à personne. Et
il tint parole. C’est dire la difficulté de l’enquête à laquelle il a fallu se
livrer pour tirer au clair l’un des aspects les moins évidents de la
déconstruction linguistique.
On avait remarqué M. Soupe chez son libraire, passant commande du
dictionnaire Harrap’s franco-anglais. On le surprit dans des
conciliabules avec le journaliste Jacquot. À tout moment il lui arrivait
de griffonner on ne savait quoi sur des feuilles volantes dont ses
poches étaient garnies. Quelqu’un l’avait même reconnu, le menton
orné d’une fausse barbe, à une conférence sans aspérité d’un
philologue belge, sur les avantages écologiques de la langue de bois.
Que manigançait-il ?
Nous en eûmes la révélation le jour où l’un de nos amis, l’ayant pris
en filature, aperçut un papier à demi froissé s’envoler de son veston.
Il le ramassa, l’examina, y lut une phrase pareille aux messages codés
de Radio-Londres sous l’Occupation, dont l’écho se perpétue dans
l’
Orphée de Cocteau
1. Le pense-bête échappé du veston énonçait de
manière non moins sibylline : «
Il est six heures, passées de cinq minutes. »
Et au-dessous : « Five past six. »
Ce message nous plongea dans le brouillard jusqu’au matin où, à
7 h 10, nous entendîmes sur Radio 39,5 une consoeur de Jacquot
annoncer d’une voix suave : «
Il est sept heures passées de dix minutes. »
Puis les évènements se précipitèrent. Profitant d’une absence de
M. Soupe, une taupe du ministère copia sur une clé USB une
mystérieuse liste de mots que l’animal eut la bonne idée de nous
confier :
alternatif, alternative, générer, initier, tour opérateur, to rehabilite,
technology, terminal, crédible, finaliser, future, impacté, km par heure,
portable, expertise, in charge of, incapacity of, dédié (dedicated), drastique,
supporter (verbe), votre attention s’il vous plaît, Une bonne soirée. La liste
s’achevait par cette phrase : « Demander à Trossitin s’il en connaît
d’autres. »
Émule laborieux de Sherlock Holmes, il nous fallut quand même
trois bonnes minutes pour saisir le caractère commun à ce catalogue
hétéroclite : un mélange de formules et de vocables anglais d’origine
et de forme françaises. Pour les avoir déjà repérés dans une acception
qui n’était pas – ou plus – la leur, il nous avait été relativement aisé de
les identifier, avant-garde invasive, dissimulée dans un cheval de
Troie. Ces mots, certes de chez nous, mais irrigués d’un sang étranger
transfusé par des compatriotes de Jack l’Éventreur, nous revenaient
de Whitechapel, et des millions d’innocents allaient en être
contaminés.
Ils
réhabiliteraient un immeuble injustement condamné à la
démolition ; ils substitueraient à
technique technologie comme si l’on
baptisait « politologie » la politique ou « méthodologie » une
méthode ; ils oublieraient le mot
avenir ; ils ne seraient plus jamais
en
mesure de faire quelque chose, mais en
capacité ; leurs haut-parleurs ne
lanceraient plus : «
Attention ! » mais bien plus poliment la
traduction littérale de «
Your attention, please ». Le reste à l’avenant.
Mettant un point final à cette première liste d’envahisseurs, M. Soupe
s’était frotté vigoureusement les mains. « Certaines écoles de langues
promettent “l’anglais sans peine”. Moi je propose beaucoup mieux :
“Parlez anglais sans le savoir” ! »
Michel Mourlet
1.
« L’oiseau chante avec ses doigts. » (Orphée, film de Jean Cocteau, 1950).